Œuvres
Proscenium
2022
Fil de soie, or
Tissage, orfèvrerie, montage
7,5 x 2,5 cm
Œuvre réalisée avec la participation du maître artisan Baissat Mzaidaf
Avec le soutien de la Fondation Alliances

 

Commissariat :
Meriem Berrada

 

Crédit photos :
Ayoub El Bardii

 

Travailler des matières qui sont des couleurs en soi. Du rouge, de l’or, du blanc qui recueille la lumière presque incandescente. Les œuvres, qui viennent en conversation avec d’autres dans l’espace du MACAAL de Marrakech, évoquent bien des aspects de ce qui unit le Maroc au reste du monde. La garance a donné sa couleur inimitable aux soies de Fès, dont les fils se tendent dans les ruelles des médinas pour tisser ces très longues étendues de pelotes destinées à la passementerie, depuis le rose pâle jusqu’au rouge sang intense. C’est bien un brocart pourpre qu’a choisi Joël Andrianomearisoa pour l’offrir à Amina Agueznay : un pompon de soie trouvé dans la collection légendaire de l’antiquaire et collectionneur marrakchi, Haj Mohamed Baghi. Amina Agueznay va le métamorphoser en un bijou. Le pompon va être défait pour retrouver sa substance, la soie, laquelle va être à nouveau cardée et filée par des artisanes expérimentées. Proscenium transfère à partir d’un fil, la ligne de trame, cette géométrie primitive des deux dimensions de l’espace, inhérente au tapis. Le carré dans son rectangle forme bien cette avant-scène se préparant à s’ouvrir sur l’Autre. Le travail ne déploie pas le volume généreux du pompon, mais se resserre plutôt sur l’infiniment petit. Une trame minuscule que seule Malika Benmoumen, la cheffe d’atelier d’Amina Agueznay, pouvait réussir à tisser avec des fils de trame espacés de quelques millimètres. Une prouesse technique qui a permis la production d’une tapisserie miniature grenat, enchâssée dans un cadre en or de vingt-quatre carats.

L’autre matière-couleur employée est l’or. Là encore, les choix des artistes viennent rencontrer la grande Histoire. L’or et le cuivre sont les métaux précieux du Moyen Âge qui alimentèrent les finances des grands empires d’alors. Le trafic de métaux, qui traversait le Sahara, est relié à Sijilmassa, un atelier de frappe monétaire de premier plan, qui va également produire des objets singuliers, lesquels voyageront aux confins du grand commerce transsaharien, mais que l’on retrouvera transformés ! Des bijoux ou des harnachements faits d’alliages cuivreux furent démontés après usage pour être retravaillés dans des contextes funéraires de la vallée du Niger. Que l’on songe encore à cette série d’objets qualifiés de « fils de cuivre à double tête » : ces fines tiges métalliques de quelques centimètres de long, au poids parfaitement calibré, retrouvées par dizaines ou même centaines dans le cadre de découvertes fortuites [ou de fouilles archéologiques] au Mali et en Mauritanie […] dans les villes commerçantes médiévales sahéliennes. Durant toute l’époque médiévale, des objets de prestige produits au nord du Sahel seront ainsi réinvestis au sud du Sahara, pour de nouveaux usages monétaires et symboliques, réutilisant toutes sortes de matières, comme les perles de Venise, l’ivoire du Bénin ou les porcelaines chinoises de Madagascar, venues attester d’une globalisation qui ne disait pas son nom. L’avènement d’une histoire globale, interconnectée, d’une société-monde, où le temps et l’espace sont compressés et où les changements d’échelle sont au cœur de ces œuvres produites à Marrakech. Tout est enchevêtré et mérite d’être explicité.

GLOBALISATION ET ORS AFRICAINS

Amina Agueznay, écoutant ce que lui raconte Joël Andrianomearisoa de son expérience de Marrakech, retient d’abord ces fameuses lumières intérieures des mozones, ces sortes de paillettes que les femmes se sont mises à intégrer dans certains tissages de hanbels récents, à défaut des petites monnaies plates réfléchissantes portées naguère sur le front et en bijoux pectoraux, liées par le tissage et les nouages savants qu’Amina connaît bien et qui viennent rencontrer la mémoire de Joël. L’économie d’une île faiblement monétariste comme Madagascar impliquait autrefois le troc et l’usage de monnaies d’argent, coupées. Sonores et transportant la lumière, ces « parcelles d’or ou d’argent » restent des repoussoirs du mal, des petites mraya (miroirs) que les femmes adorent porter ou, dans le Maroc rural, mettre autour de leur nouveau-né ; elles protègent tout ce qu’elles ont de plus précieux de leur œil apotropaïque.

Amina Agueznay comprend qu’elle peut transformer un objet connu, usuel : la choucha, ou le « pompon » (en arabe dialectal), en une œuvre singulière, laquelle vient résonner avec les œuvres présentées dans l’exposition du Palais de la Porte-Dorée, Ce qui s’oublie et ce qui reste. Tous deux n’y présentaient-ils pas des œuvres textiles ?
— Salima Naji